La lettre de déraison (2)

Chronique d’une faillite annoncée

 

Il y a quelque chose de pourri au royaume de Marianne, et ce n’est pas le fumet du fromage qui monte des caves républicaines.

C’est une odeur plus rance, plus acide : celle de la décomposition lente, méthodique, organisée, presque esthétique d’un État qui feint encore de gouverner pendant qu’il s’effondre.

Un pays qui s’accoutume à sa propre perte avec la componction d’un malade qui récite ses prières en attendant le trépas, convaincu qu’un nouveau médicament tombera du ciel, ou que l’infirmière aura un mot gentil.

Le déficit est devenu structure. La dette, une nature. L’impuissance, une doctrine. Et le mensonge, un mode de vie institutionnel.

Nous avons cessé d’être gouvernés : nous sommes gérés, comme une entreprise au bord de la faillite, dont les dirigeants passent plus de temps à renégocier les dettes qu’à produire quoi que ce soit.

Il n’y a plus de cap, il n’y a plus d’État, il n’y a qu’une immense bureaucratie vaguement compatissante, prodigue en subventions, chiche en justice, sourde au réel, attentive aux statistiques et obsédée par le signalement de son propre souci moral.

Les chiffres parlent pour les muets : 5,8 % de déficit public, plus de 3 400 milliards de dette, une dépense publique qui caracole à plus de 57 % du PIB, un taux de prélèvements obligatoires délirant qui écrase les classes productives et laisse croire aux improductifs qu’ils sont des ayants droit perpétuels. Et pendant ce temps, l’emploi public prospère, les agences pullulent, les comités se multiplient comme des cloportes sous une dalle humide, et le citoyen, lui, trime, paye, subit, puis se tait ou s’exile.

Ce pays n’est pas en crise. Il est en décomposition douce.

L’effondrement n’est pas spectaculaire. Il est lent, dilué, technocratique.

Il se lit dans les écoles qui n’apprennent plus, les hôpitaux qui n’opèrent plus, la justice qui ne juge plus. Il se mesure au temps d’attente, au délai de réponse, à la viscosité des procédures, à la multiplication des statuts, des niches, des exceptions, des formulaires.

La France est devenue un marais fiscal, un marécage administratif, une fabrique d’humiliations bureaucratiques.

Et pourtant, tout cela pourrait être réparé.

Non par la concertation, non par la bienveillance, non par la prose mollassonne des plateaux télé, mais par le fer et le feu.

Il suffirait d’un gouvernement lucide, décidé, impopulaire s’il le faut, pour tailler dans cette obésité institutionnelle ce que le pays n’a plus les moyens de nourrir.

Il faudrait dire aux Français la vérité : non, il n’est plus temps de protéger toutes les clientèles, non, l’État ne peut plus être à la fois infirmier, nounou, banquier, promoteur, psychologue et distributeur automatique de cash.

Il faut trancher.

Trancher dans la dépense, trancher dans les compétences, trancher dans les missions. Cesser de croire que l’argent magique reviendra avec la croissance, alors que celle-ci se fait la malle vers des contrées où le travail est récompensé, la responsabilité assumée, la dépense publique contenue.

Mais pour cela, encore faudrait-il que le système politique le permette.

Or nous avons inventé un régime dans lequel plus personne ne décide, mais où chacun peut revendiquer d’avoir été contre.

L’Assemblée actuelle est un monument de désinvolture et de lâcheté. Les groupes s’y détestent, mais s’y tolèrent dès qu’il s’agit d’empêcher. Tout y est conçu pour que les décisions vitales soient évitées, diluées, détricotées.

Le jeu est simple : faire mine d’avoir des principes, puis les troquer contre des amendements inutiles, des subventions de coin de rue, ou des postures pour réseaux sociaux.

Aucun groupe n’a de majorité, mais tous ont un droit de veto implicite. Et comme la seule responsabilité juridique des députés est de voter le budget – fût-il indigent, incohérent, ou mortifère – chacun peut s’en laver les mains une fois la mission accomplie.

Le Parlement devient une entreprise de désolidarisation morale.

On ne gouverne plus : on négocie à perte. On ne décide plus : on arbitre entre deux lâchetés. On ne réforme plus : on aménage le naufrage.

Et l’on entend déjà les pleureuses de la démocratie invoquer la proportionnelle comme remède suprême. Qu’on leur donne un miroir. Qu’ils contemplent ce qui adviendrait d’un parlement encore plus fragmenté, encore plus impuissant, encore plus irresponsable. Un parlement de tribus, de sectes et de slogans, incapable du moindre sursaut, mais redoutable dans l’art de bloquer.

Le consensus est devenu un culte. On y sacrifie les exigences du réel pour satisfaire les rituels du débat stérile.

Le compromis, ce noble art, a été réduit à une technique de survie partisane. Plus personne ne veut gouverner vraiment, car gouverner suppose de trancher, et trancher suppose d’être prêt à tomber.

Mais à force de fuir la décision, c’est le réel qui tranche. Il tranche dans la crédibilité du pays. Il tranche dans la souveraineté budgétaire. Il tranche dans les services publics, dans la parole politique, dans l’espoir même d’une réforme. Et tout cela coûte infiniment plus cher que le courage.

C’est à cet endroit précis de la tragédie qu’entre en scène un certain Sébastien Lecornu.

Promu à Matignon pour faire croire qu’il reste encore une digue, un levier, une main qui tiendrait le gouvernail. Il n’a rien demandé, mais il a tout accepté. Comme un chirurgien qu’on appellerait au chevet d’un agonisant, non pour opérer, mais pour signer le certificat de décès en langage inclusif.

Il est lucide, dit-on.

Il est habile, murmure-t-on.

Il est loyal, croit-on.

Mais il est surtout piégé.

Piégé par la configuration institutionnelle, piégé par les intérêts irréconciliables, piégé par l’impératif de durer et l’impossibilité d’agir.

Car son prédécesseur l’a montré : composer pour rester, c’est mourir en différé. Bayrou, qui avait promis une refondation budgétaire, s’est perdu dans des promesses irréelles, concédées aux socialistes pour gagner un sursis ministériel. Il a acheté sa place au prix d’une année perdue, d’un crédit consommé, d’un discrédit final.

Son nom ne restera que comme une note de bas de page dans le procès-verbal d’un enterrement politique sans flamme.

Barnier, qui l’avait précédé, n’a pas été moins faible, mais au moins n’a-t-il pas prétendu autre chose. Il avait déjà présenté un budget lénifiant, insipide, inutile, en sachant que le pays méritait davantage mais il n’a pas menti pendant neuf mois comme Bayrou.

Lecornu, lui, doit choisir.

Soit il fait du Bayrou, et il ne sert à rien : il incarnera un pouvoir qui parle pour meubler le vide, qui négocie des ajustements cosmétiques avec des groupes parlementaires qui ne veulent rien résoudre mais tout commenter. Il contribuera à l’illusion d’un gouvernement qui gouverne encore, alors que les vraies décisions sont suspendues, contournées, gelées.

Dans ce cas, il tombera plus tard, mais en traînant la France un peu plus bas.

Soit il tranche.

Non par goût de la provocation, mais par lucidité. Il assume la rupture. Il se dresse contre le Parlement, contre les corporatismes, contre les lobbies de la pleurnicherie budgétaire, et il dit au peuple : voilà la vérité, et voilà ce qu’il faut faire mais pas à la Bayrou. Il ne cherche pas à plaire, mais à convaincre. Il fait du redressement une question de survie, et non une posture de plateau télé.

Il gouverne contre, s’il le faut, mais il gouverne.

Alors, sans doute tombera-t-il aussi et immédiatement.

Mais il tombera droit.

Il tombera pour avoir tenté d’agir, et non pour avoir tourné en rond.

Il tombera debout, non en rampant. Et peut-être même, dans ce cas, les Français le rejoindront, comprenant que ce n’est pas contre eux qu’il agit, mais pour eux : pour que l’effort redevienne une vertu, que la responsabilité retrouve ses droits, et que la dignité n’ait plus à s’humilier pour quémander des aides qui ne créent que dépendance.

Car au fond, c’est cela l’alternative : l’État nounou ou l’État régulateur.

Le premier coûte une fortune, abêtit les citoyens, infantilise les classes laborieuses, décourage l’initiative, et noie l’individu dans un lac d’allocations, de dispositifs et de fiches CAF.

Le second n’assiste pas : il incite. Il ne distribue pas : il arbitre, il stimule, il redresse. Il ne prétend pas faire le bien à la place des gens, mais créer les conditions pour qu’ils puissent le faire eux-mêmes.

Dans un tel État, l’impôt n’est plus une dîme confiscatoire qui rémunère la paresse institutionnelle, mais un levier de justice dynamique.

La dépense n’est plus un robinet rouillé qui fuit dans tous les sens, mais une rigole canalisée vers l’investissement.

Le rôle de l’administration n’est plus de régner, mais d’éclairer, de cadrer, de dire non quand il le faut et d’accompagner quand il le faut.

Mais un tel modèle suppose des choix. Des arbitrages. Des renoncements.

Il suppose que l’on cesse de faire croire que tout est compatible : la retraite à 60 ans et la dette soutenable, le plein-emploi et le temps partiel généralisé, l’excellence scolaire et l’égalitarisme mou, la souveraineté et la soumission aux agences de notation.

Il faut trancher.

Et comme l’Assemblée actuelle ne permet pas de trancher, la seule issue est politique.

Soit le Président dissout, et dans ce cas le peuple doit lui infliger une majorité cohérente, capable de gouverner – quitte à le destituer ensuite, par les moyens constitutionnels, s’il fait obstacle au redressement.

Soit il refuse de dissoudre, et dans ce cas il condamne le pays à l’immobilisme jusqu’en 2027, par pur calcul personnel. Mais alors qu’il sache que ce refus portera son nom dans l’histoire : celui de l’homme qui aura préféré sa survie à celle de la nation.

La France n’a pas besoin d’un centre. Elle n’a pas besoin d’une synthèse. Elle n’a pas besoin d’une énième tentative de faire tenir ensemble des idées incompatibles.

Elle a besoin d’un choix, d’un choc, d’un courage.

Elle a besoin qu’on la tire du coma fiscal, moral et institutionnel dans lequel elle s’enlise. Et pour cela, il faut une majorité claire, décidée à trancher, prête à tomber si le peuple la rejette, mais décidée à agir tant qu’il la soutient.

Sinon, ce ne sera pas la crise budgétaire qui nous engloutira. Ce sera la lassitude absolue. Le renoncement. L’indifférence. Et il n’y aura pas de Lecornu assez astucieux, de technocrate assez brillant, ni de communicant assez cynique pour maquiller la déroute.

Il est temps d’en finir avec les anesthésistes du réel.

La France n’a plus besoin d’être rassurée.

Elle a besoin d’être réveillée.

À la hache, s’il le faut.

 

François VANNESSON, Avocat

(Post LinkedIn du 16 septembre 2025)